Les trésors de la Ruta 40


C’est dimanche, nous quittons Valparaiso en prenant notre temps, car Santiago, la capitale n’est qu’à 150 kms. On s’y rend surtout pour effectuer une révision de la moto dans une concession BMW, afin qu’elle soit en forme pour affronter les pistes australes. En ce qui me concerne, mes problèmes relèvent plus de la prise en charge psychologique que de la mécanique ! Quoique ! Une séance d’ostéopathie me ferait surement le plus grand bien.
Située à peu près à mi-chemin des 4 300 Kms de long du pays, la ville qui s’étend au pied de la Cordillère des Andes est séparée du Pacifique par la Cordillère de la Côte. Elle est constituée de trente-cinq communes, et 7 millions d'habitants vivent dans cette agglomération considérée comme LA ville la plus agréable à vivre d'Amérique Latine. 
Logés à l’hôtel Ibis tout près d’un grand terminal de bus, où règne une effervescence permanente, nuit et jour, c’en est fini du dépaysement. Ici, tout nous parait complètement « normal » et familier, comme les cents kilomètres de ligne de métro, les buildings et les immenses artères commerçantes piétonnes du centre ville.
Un aller-retour en funiculaire sur le Cerro San Christóbal, nous permet de prendre la mesure de cette mégapole. On aperçoit des piscines sur le sommet des immeubles.

« Tu m'étonnes qu'il fait bon vivre ici ! ». 

Plaza de Armas, une statue déstructurée, laisse apparaitre au milieu d’un chaos de blocs de béton, un visage d’indien…C’est effectivement ce que peut inspirer l’éradication  des populations primitives, premiers habitants du Chili.

Il y a même une statue Moai, qui a quitté son île de Pâques, lointain territoire chilien, pour venir s’installer juste en face de la Moneda. Le Palais de la Monnaie construit par les espagnols et inauguré en 1805 est devenu par la suite, le siège du gouvernement et la résidence présidentielle, le congrès siégeant à Valparaiso.  Elle fût partiellement détruite lors du Coup d'Etat du 11 septembre 1973, dirigé par Pinochet qui va installer une dictature militaire qui durera 17 ans...Et ses murs sont seuls à savoir si le président Allende destitué, s'est suicidé...Ou si on l'a suicidé ! D’ailleurs j’ai lu quelque part qu’une enquête était ouverte afin de déterminer les causes exactes de sa mort. Le saura t’on jamais ?

Lundi matin, nous déposons miss GS au garage. Réglage soupapes, changement des bougies, vidange de pont et de boîte, purge du liquide de freins, resserrage de boulons. En dehors du catalyseur, qui n'a pas apprécié la chute dans l'eau du Salar d'Uyuni, rien, nada ! Pas la moindre petite panne. Cette moto est d’une fiabilité incroyable.
Pendant ce temps là, nous déjeunons sur le marché, d’une spécialité de fruits de mer, accompagnée d’une bonne bière locale.
Qui dit marché, dit artisanat, et je suis très vite harponnée par une vendeuse qui déploie toute son énergie à vouloir me vendre un bijou en lapis-lazuli. Je lui dis que les bijoux ce n’est pas trop mon truc. Et à force de plaisanter, on commence à discuter de façon plus intimiste. Bolivienne elle vit à Santiago depuis cinq ans. Du coin de l’œil, je vois que Laurent s’est assis sur un banc, en fermant les yeux. Nous papotons comme deux vieilles copines du même âge. J’en ai plus appris en une heure avec elle sur la vie des femmes et la mentalité chilienne, qu’en une semaine. Elle me raconte sa vie, me parle du poids des conventions sociales au Chili. Comme par exemple, une femme qui sort seule le soir, est très mal considérée. L’allure vestimentaire est aussi très codifiée, la fantaisie est assez mal vue. Je m’en suis d’ailleurs rendue compte en regardant les boutiques, ou pour la première fois, rien ne me tentait, style classique, noir, gris, marron et c’est tout. Elle me confie qu’elle a rencontré un homme, un français en voyage, qui va revenir la chercher et l’emmener en France et qu’il lui trouvera du travail. Je trouve ça un peu louche. Elle a tellement envie d’y croire que je ne dis rien. Mais je lui laisse toutes mes coordonnées, pour qu’elle puisse me joindre, au cas où elle ait besoin d’aide, en France. Elle me dit que mon mari à l’air très gentil et qu’il est très cool de m’attendre aussi longtemps. Au moment de nous quitter, elle m’offre un pendentif, un petit cœur en lapis-lazuli. On s’embrasse et je lui promets de le garder jusqu’à ce qu’elle vienne le chercher, en France. J’aurais bien aimé la revoir. Mais il faut toujours repartir. C’est ce que je trouve triste dans le voyage. Avoir de vrai coup de cœur pour des gens et devoir les quitter alors qu’on a encore tant de choses à découvrir de leur vie.
La nuit tombe sur Santiago. De la fenêtre de notre chambre au 7ème étage, on regarde le soleil basculer derrière la montagne et allumer le feu sur la ligne de crêtes.
Le lendemain, prêts à reprendre la route, Laurent découvre une note salée au check-out. Certains que comme à l’Ibis de Lima, tout était inclus, même les repas, on s’est un peu lâché… Entrée, plat, dessert, bouteille de vin, trois soirs de suite, de vrais nababs ! En réalité, seuls la chambre et le petit déjeuner étaient compris dans le « tout inclus » Ah les subtilités de la langue !

Notre programme pour les semaines à venir, est un slalom géant entre Chili et Argentine. Nous allons quitter le Chili provisoirement pour rejoindre Mendoza en Argentine en traversant la Cordillère et descendre sur un tronçon de la mythique Ruta 40, nous repasserons ensuite au Chili pour emprunter la Carretera Australe, puis de nouveau la Ruta 40, et encore une fois le Chili jusqu’à Punta Arenas avant d’embarquer pour La Terre de Feu.
Entre Santiago, et Mendoza, nous empruntons El Paseo de Los Libertadores, le Col des Libérateurs, en hommage aux généraux, Bernardo O'Higgins et José de San Martin, qui au début du 19ème siècle, libérèrent les deux pays du joug de la couronne espagnole. Une belle route en lacets très serrés, s’élève quasiment à la verticale, et vu d’en haut, le dénivelé est très impressionnant.

Une casquette de béton maintenue par des pylônes, protège la route des risques d’avalanches. Ça nous a rappelé les Alpes.

On se faufile au cœur de la Cordillère des Andes. Le paysage est très aride, au loin nous apercevons  son point culminant, l'Aconcagua, 6962 m, surnommé le « Colosse de l'Amérique ».

La frontière argentine est toute proche. C’est un point de passage important et le trafic, dans les deux sens, est chargé. Un immense bâtiment en béton avale les véhicules un par un. Très lentement.
Á l’intérieur, l’air devient rapidement, irrespirable car les moteurs des voitures et des cars touristiques continuent de tourner, et ne sont pas tous bien réglés. Les deux premières cabines sont chiliennes, les deux suivantes sont argentines. Des panneaux informent les usagers que le transport ou la détention de nourriture, ou d’objets artisanaux en matières organiques est strictement interdit. C’est surtout valable pour entrer au Chili, qui se protège ainsi des risques sanitaires. Je me dépêche de finir, le morceau de fromage et la banane qui trainent dans le sac-à-dos garde-manger, sous peine de les voir finir à la poubelle. Les bagages sont fouillés avec soin, les chiens reniflent avec application, et moi je croise les doigts pour qu’ils ne marquent pas l’arrêt devant ma sacoche pleine de bestioles séchées. Ça passe encore cette fois.

A quelques kilomètres de là, on s'arrête au Pont de l'Inca. C’est une formation rocheuse naturelle spectaculaire, d'où jaillit une source d'eau chaude. Il n'est plus possible de s'en approcher car l’arche de pierre menace de s'effondrer. Il y avait autrefois, un hôtel et des thermes, ils sont en ruines. Aujourd'hui il ne reste que quelques bicoques en bois, et une antique ligne de chemin de fer abandonnée, ce qui donne à cet endroit un petit air western.

Une légende raconte que l'empereur Inca, ayant entendu parler des bienfaits de ces eaux, a fait le voyage depuis Cuzco au Pérou, avec son fils paralysé dans les bras. Arrêtés par le torrent, ses gardes firent un pont humain pour permettre à l'Inca et son fils de rejoindre la source miraculeuse. Le fils fut guérit, mais les gardes avaient été changé en pierre.

La route est taillée à mi-hauteur d’un  large canyon de roches rouges. Les paysages arides rappellent ceux de l’Arizona. Peu à peu la Cordillère s’éloigne pour laisser place à une large vallée occupée par d’immenses vignobles. Nous arrivons à Mendoza, la capitale vinicole du pays. Nous profiterons d’un dernier lit douillet dans un Ibis avant un certain temps, car les prix de l'hôtellerie en Argentine sont quasi les mêmes qu'en Europe.
La première chose à faire est de trouver une assurance pour la moto. Cette formalité effectuée, nous profitons de la ville. Immédiatement, nous sommes frappés par l’atmosphère très particulière. Elle avait été entièrement détruite par un violent tremblement de terre en 1861, et plus du tiers de la population avait été tué. Aujourd’hui, il ne reste rien de l’architecture coloniale, abandonnée au profit de constructions plus solides, quadrillées de larges avenues bordées d’arbres pour faciliter l’évacuation de la population et de jolies places et jardins. C’est très agréable de s’y promener. La ville a un petit côté « années 70 » français, car la plupart des voitures sont des 504, des R12, ou 4L, en très bon état pour la plupart.
Au pied de la Cordillère, Mendoza, c'est 330 jours de soleil et 20 cm d'eau par an ! Ça pourrait être un véritable désert si l'eau de la fonte des neiges des hauts sommets environnants, n'était récupérée par un astucieux labyrinthe de canaux qui permet d'irriguer les vignobles de la région. .

80% de la production des vins argentins, provient de la région de Mendoza. 
Nous visitons au pas de charge, une première bodega, Di Tomasso, 20 minutes chrono, dégustation comprise. La fille a l’air  pressé de passer au groupe suivant.

Nous sommes, comme qui dirait, restés sur notre faim ! 
Par bonheur, sur les conseils d’un cycliste qui déjeune à côté de nous à la bodega, nous nous rendons dans une autre toute proche, exploitée par un couple de français. 

Et là, nous rencontrons Brigitte et Philippe Subra, originaires de Castres. 
Leur histoire est magnifique. Nous sommes sous le charme de Brigitte et de son accent du sud, qui nous raconte avec passion la renaissance de l’exploitation.
Son mari, Philippe, cadre EDF, travaillait en Argentine depuis 1998. 
La retraite venue, ils cherchent à s'y installer définitivement. En 2003, ils visitent cette petite propriété viticole à l'abandon à Maipu, tout près de Mendoza, c'est le coup de foudre ! 
C'est décidé, ils feront du vin...Ils n’y connaissent rien ? Ils vont apprendre ! 
Et en Argentine, tout est possible, pas de quota, aucune contrainte, la liberté totale pour l'innovation !
C'est la création de « CarinaE », du nom d'une constellation, clin d’œil à l’astronomie,  l'autre passion de Philippe.  Neuf ans plus tard, ils produisent et exportent toute une gamme de vins subtils et racés, dont leur joyau, « Prestige » assemblage de Malbec,  Cabernet Sauvignon et Syrah, classé parmi les dix meilleurs vins d'Argentine. 
Nous avons fait la visite des chais avec un groupe de brésiliens, amateurs de bons vins et potentiellement acheteurs.

On a eu droit à une fabuleuse et généreuse dégustation de TOUTE la gamme !

Autant dire qu'en repartant à 20 h, on avait une sacrée pêche !

Il est temps d'aller dormir.

Philippe et Brigitte avaient évoqué un français, propriétaire d’Atamisque depuis 2004, la plus grande et la plus moderne exploitation viticole de la région au pied du mont Tupungato, qui leur avait donné de très bons conseils au cours de leur ascension. Laurent, savait que l'un des trois dirigeants du groupe ACCOR avait pris sa retraite en Argentine et y avait acheté une bodega. Selon son souvenir, c’était un personnage assez inaccessible. Il se trouve que c’est lui. Ni une ni deux, il décide de lui rendre une petite visite impromptue, histoire de faire une photo clin d’œil pour l’envoyer à ses chefs. Je le trouve assez gonflé de faire ça. Laurent malgré sa très bonne situation professionnelle ne fréquente pas les grandes figures du Groupe, même s’il entretient d’excellentes relations avec plusieurs d’entre eux. Nous voilà donc, devant le portail gardé de la propriété. Il s’annonce sans complexe comme un ancien ami de monsieur D. de l’époque où il était en activité en France. Rien que ça ! C’est un peu comme si le maire de Trifouillis les Oies s’invitait chez un ancien Président de la République. Le vigile passe un coup de fil et nous demande de revenir à 14 h. Monsieur D se repose. Á l’heure convenue, le portail s’ouvre. Une belle allée bordée d’arbres mène à villa, à trois kilomètres.

Monsieur D. nous reçoit à bras ouvert, comme des amis qu’il n’a pas vu depuis des siècles. Sa fille Véronique, ayant prévu un déjeuner dans le restaurant de la propriété, il nous invite à nous joindre à ses convives, collaborateurs, chef de chantier de son futur complexe hôtelier, son bras-droit  qui est aussi son gendre, un autre couple de français ayant suivi la caravane du Dakar en 4X4, mais également sa femme, Chantal, et ses petits enfants. Manger au restaurant, ne lui plait pas, il demande à ce que tout soit transférer sous la pergola de pierres à la villa. Il règne en patriarche, gentiment despotique sur sa maisonnée. Une fois ces petits détails d’intendance réglés, il se tourne vers nous :
_« Appelez moi John, et racontez moi ce que vous faites… »
Confortablement installés sur la terrasse face au vignoble, deux gros chiens couchés à nos pieds, nous trinquons d’un verre de vin blanc de sa réserve personnelle et lui racontons notre voyage. La journée est surréaliste. Á la fois, on évolue dans un univers qui n’est absolument pas le nôtre, et malgré ça l’ambiance est décontractée et pas du tout guindée. Chantal, sa femme est énergique et très drôle. En fin d’après midi, elle nous propose de rester pour la nuit. Elle nous embarque dans le 4X4  afin d’aller ramasser des fruits pour le repas du soir.
Le soleil se couche sur les vignes. Tandis que Laurent discute avec John des changements au sein de la « Grande Maison », Chantal et moi préparons le dîner dans un joyeux babillage. Tourte fourrée aux pommes et foie gras, salade verte et soupe de pêches de vignes, que nous sommes allés cueillir. Bon appétit ! Chantal, John, merci pour cet accueil si chaleureux.

Au matin, après un somptueux petit déjeuner, nous quittons notre « Relais-Château » pour un camping, après toute une journée de route qui hésite entre macadam et pistes, dans des paysages sauvages et désertiques.

Cette fameuse Ruta 40, dont le premier tracé date de 1935 et qui  fait complètement fantasmer mon homme, débute à la frontière bolivienne et cours le long de la Cordillère des Andes jusqu’à l’extrême sud de la Patagonie à Rio Gallegos, sur environ 5200 kms.

En 2006, la moitié était asphaltée et chaque année, le bitume gagne du terrain, mais pas assez vite à mon goût ! Le revêtement de la piste s’appelle le ripio. C’est un mélange de terre, de sable et de cailloux plus ou moins gros, en couche épaisse plus ou moins damée, ça dépend du trafic. Ça équivaut à rouler sur les bords de Loire.

« Ruta 40 ! Ruta 40 ! Route à 40 km/h ! Oui » ! Limitation de vitesse valant pour les véhicules à quatre roues, mais en moto, à cette vitesse là, on tombe. Laurent m’explique que ça ne sert à rien de lui répéter en boucle, « tu vas trop vite ! » car il lui faut maintenir une certaine cadence, mettre du gaz quand c’est trop mou, et tenir fermement le guidon mais sans trop le contraindre. Je continue à lui répéter la même chose dans ma tête, sauf que des fois, c’est plus fort que moi, je monte le son. J’ai  peur de la chute, car je me dis qu’à cette allure, on risque de se faire vraiment mal. Et puis on est au milieu de nulle-part, perdus en pleine pampa. On croque la poussière en croisant les voitures et nous sommes bien secoués. En dégonflant les pneus, la moto rebondit moins, on gagne en stabilité et en adhérence. Mais mon Dieu ce que c’est beau, ces étendues sauvages, ces montagnes colorées d’ocres et de rouges, ces rivières d’un vert laiteux  qui ont creusé leurs lits dans des roches volcaniques, avant d’étendre leurs méandres à travers la pampa.

De petits sanctuaires sur le bord des routes disparaissant sous des monceaux de bouteilles d’eau en plastique, nous intriguent. Ce sont des offrandes à la « Difunta Correa », personnage réel devenu légende, qui fait l'objet d'un culte semi-païen en Argentine, mais également au Chili et en Uruguay. 
Deolinda Correa, dont le mari avait été recruté pendant les guerres civiles dans la province de San Juan, au milieu du 19ème  siècle, décida de suivre les troupes à distance, avec son bébé, un peu de nourriture et deux gourdes d'eau. Ses provisions épuisées, elle se coucha sous un arbre, son enfant au sein, et mourut de faim, de soif et d'épuisement. Des muletiers l'ont retrouvée le lendemain, le nourrisson qui avait continué de téter, était toujours en vie. Plusieurs miracles lui sont attribués, la légende était née. Aujourd’hui des statuettes en plâtre peint, la représente allongée vêtue d’une robe rouge, son enfant au sein. Chaque voyageur qui s'arrête devant un sanctuaire, lui dépose une bouteille d'eau. C'est triste, non ?

La « Difunta Correa » n’est pas la seule à bénéficier de la dévotion populaire. Dans le sanctuaire d’à côté, il y a son contemporain, le « Gauchito Gil ». Son histoire est beaucoup plus longue et compliquée. Il est représenté debout devant une croix rouge, porte un bandeau sur ses longs cheveux noirs, un foulard et une large ceinture, rouges également ; une chiripă qui est un pagne-culotte bouffant, et tient dans sa main droite repliée, les bolas, arme de jet constituée de boules reliées par une lanière qui sert à entraver les pattes des animaux. Il est vénéré des voyageurs qui plantent un carré de tissu rouge, de grands drapeaux à son effigie, et déposent aussi des cigarettes et du vin !

On fait des pauses, car la conduite sur le ripio est fatigante. Je ne suis pas toujours pressée de remonter sur la moto.

Après une centaine de kilomètres de piste, on retrouve l'asphalte. La borne kilométrique, noire et blanche indique 2772, c’est ce qui nous reste de kilomètres à parcourir jusqu’à Rio Gallegos.

La Patagonie argentine commence avec la province de Neuquèn sur la Ruta 40.

La première chose qui nous frappe, sont les derricks et leur mouvement perpétuel de pompage. On dirait de gros oiseaux qui picorent au ralenti. Nous apprenons que le sous-sol recèle un important gisement de pétrole. Il est facile d’imaginer que les populations Mapuche, communautés natives aborigènes, vivant ici, ne pèseront pas lourd dans la balance du profit.

Nous arrivons enfin à San Martin de los Andes. Camping obligatoire, le calcul est vite fait, une nuit à l’hôtel c’est trois nuits au camping. Les meilleurs emplacements sont réservés aux camping-cars. Pour les tentes, c’est terrain en pente, pas un brin d’herbe mais il est ombragé et il y a un barbecue en briques.

Laurent nous prépare un petit diner, et déambule dans le camp en chaussons éponge blanc du Sofitel, Trop la classe !

C'est dans cette petite ville, à la Pastera, un vieux moulin en rondin, qu’Ernesto Guevara, surnommé « le Che » s’est arrêté il y pile 60 ans en janvier 1952, avec son ami Alberto Granado. Ils voyageaient en moto, une Norton 500cm3. Çà c’était l’aventure !
Un mini musée y retrace sa destinée. On est resté scotché devant le reportage vidéo. Quelle vie !

Ernesto Guevara est né en 1928, dans une riche famille argentine. Asthmatique, il est réformé, mais fume comme un pompier. Il fait des études de médecine et voyage dans toute l’Amérique Latine. C’est à cette époque qu’il prend la véritable mesure de la pauvreté des populations, et des inégalités sociales. 
Convaincu que seule la Révolution peut en venir à bout, il intensifie son étude du marxisme au Guatemala, et rejoint Fidel Castro en 1956. Ils mènent la guérilla cubaine pendant 2 ans avant de renverser le gouvernement de Bautista. 
Le Che sera exécuté en 1967 en Bolivie, à La Higuera, où il tentait d'exporter son expérience révolutionnaire.
Sur les photos, il est tellement beau que s'il n'avait pas fait révolutionnaire, il aurait pu être star de ciné ! Et je ne peux m’empêcher de penser que son exécution lui a ouvert les portes de la légende…Fin plus glorieuse qu’un cancer du poumon.

La ville est une station balnéaire très chic, au bord du lac Lacar. Pique-nique et randonnée au programme. Un petit chemin monte à pic dans une forêt de feuillus et de résineux, sur les collines surplombant le lac. Il faut s’acquitter d’une sorte de péage, car pour accéder au mirador, nous devons traverser un territoire Mapuche. Ce peuple indigène occupait autrefois, tout le sud du continent, aujourd’hui ils ne sont plus que 200 000, décimés peu à peu depuis l’arrivée des conquistadors puis des différentes dictatures qui se sont ingéniées à les faire disparaître. L’Argentine n’a reconnu que depuis 1994 la présence indigène sur son territoire en officialisant le bilinguisme.
Alors que nous nous sommes égarés dans le dédale de sentiers, une jeune femme mapuche revenant de la ville, nous conduit à travers la forêt et nous permet de traverser son village pour rejoindre plus rapidement le sommet de la colline. Elle habite les hauteurs et travaille en ville, ça se voit qu’elle à l’habitude de monter et descendre tous les jours, car on a du mal à la suivre.

Il y a une véritable institution en Argentine, le maté. Plus qu’une institution, c’est un art de vivre. Maté, signifie en quechua, une sorte de calebasse. Elle est découpée, creusée et sert de récipient, rempli à ras bord d'un mélange d’herbes parfumées, la yerba maté. Il faut ensuite rajouter de l’eau bouillante pour l’infuser. Comme les herbes tiennent toute la place, il est nécessaire d’en verser toutes les trois ou quatre gorgées. Ça se boit avec une sorte de paille en métal, la bombilla, dont l’extrémité est aplatie et percée de petits trous, qui filtrent les herbes. C’est très amusant de voir les argentins, du matin au soir, dans la rue, dans leur voiture, au bureau, à la banque, partout, tenant d’une main le maté, en suçotant la bombilla, avec le thermos coincé sous le bras. D’ailleurs, au coin des rues et dans toutes les stations service, il y a des distributeurs d’eau chaude. Le maté est une boisson très conviviale qui se partage et se conjugue au pluriel. Je sirote, tu sirotes, ils sirotent et comme il faut tout le temps remettre de l’eau, ça peut durer un bon moment. L’idée qui me vient, c’est qu’une personne qui fume et boit du maté, mathématiquement, ne fait pas grand-chose de ses dix doigts !

De San Martin à San Carlos de Bariloche, nous suivons la route des Sept Lacs.

Fin de la route, début de la piste.

L’atmosphère est étrange, silencieuse, le ciel s’est obscurcit. Un volcan chilien, le Puyehue, à quarante kilomètres de là, crache depuis juin dernier, après 51 ans d’inactivité, un nuage de cendres. Poussées par des vents chagrins, elles ensevelissent peu à peu les paysages argentins. Plus aucun relief, aucune couleur, tout est gris. Il y en a sur plus de quinze à vingt centimètres d'épaisseur. Le bleu des lacs lutte encore, mais pour combien de temps ? D’immenses nappes de scories, petites pierres ponces poreuses, qui du fait de leur faible densité flottent, les recouvrent peu à peu.

La Villa Angostura, station touristique chic, habituellement très vivante en cette période de l’année, est totalement déserte.
Les touristes ont fuit. Les habitants luttent tous les jours contre l'ensevelissement. Des congères de cendres bordent les routes. Voilà une éruption incandescente qui n’est pas de nature à réchauffer l’atmosphère entre les deux pays ! Rivalité, née de querelles territoriales et frontalières qui durent depuis plus d’un siècle, accentuées par le décalage croissant de niveau de vie entre les deux pays.
Nous poussons jusqu’à San Carlos de Bariloche, sur les rives du lac Nahuel Huapi, autre lieu de villégiature huppé fréquenté par les argentins et les brésiliens mais beaucoup moins touché par le nuage de cendres. Nous installons nos quartiers dans un joli camping ombragé en dehors de la ville. Alors que nous sommes garés sur la place principale du Centro Civico, à côté de l’office du tourisme, des motards brésiliens viennent discuter avec nous. Ils arrivent d’Ushuaia, et nous donnent pleins d’infos sur l’état de la Ruta 40, les parties les plus difficiles et les problèmes de ravitaillement en carburant. Comme la moto attire comme un aimant, ils nous ont à peine quittés que d’autres personnes intriguées par notre char et son immatriculation bizarre prennent le relais. Et ça papote jusqu’à la tombée de la nuit.

Le lendemain, il fait un temps magnifique, nous prenons un télésiège, qui nous dépose au sommet d’un belvédère. On a une vue saisissante sur le lac qui couvre  80 km² au milieu de montagnes verdoyantes. Cette région est appelée «  la Suisse argentine ». Et des Suisses, il y en a toute une colonie installée depuis le début du 20ème siècle. Devant les vitrines des chocolatiers et les chalets de bois, on se croirait au bord du Lac Léman ! Mais par endroit, les falaises qui plongent à pic dans les eaux turquoise et les rivages sablonneux nous rappellent les Caraïbes. Sauf que l’eau est beaucoup plus froide.

De retour au camping, une moto BMW comme la nôtre, chargée comme une mule, comme la nôtre, est garée devant l’entrée. On a à peine le temps de réaliser que c’est un français immatriculé en Haute-Garonne, qu’un gars arrive sur nous avec un grand sourire en disant : « Salut Carole et Laurent, je m’appelle Yannick, et j’étais sur votre site il y a deux jours ! » On le regarde avec des yeux ronds. Il a l’air de bien nous connaitre ! En fait, il suivait le site « The Great Adventure », de Marion et Aurel, toulousains comme lui qui voyageaient en moto à travers les Amériques. Nous-mêmes, étions en relation avec ce couple et ils avaient mis, notre site «Transam2011 » en lien sur leur propre blog. C’est ainsi que Yannick s’est intéressé à notre voyage alors qu’il préparait le sien. Grâce aux articles publiés régulièrement, il nous savait dans le coin, mais ne pensait vraiment pas nous rencontrer pour de bon. Le monde est petit quand même ! Comme dit Yannick : « Ça fait bizarre de passer du virtuel à la réalité, c’est comme si je rencontrai des vedettes ». Ah oui quand même !
_«J’espère que tu n’es pas trop déçu Yannick ?! »
Parti depuis septembre, il arrive d'Ushuaia et se dirige vers le Nord.

Ce qui est amusant, c’est que nous serons déjà rentrés, qu’il sera encore sur la route, et nous aussi, nous le suivrons sur son site...bien au chaud à la maison. En tous cas on a passé une super bonne soirée, à rire et à plaisanter en FRANÇAIS, et ça fait du bien ! Un jeune couple de lyonnais, Aude et Julien, en tour du monde pour un an, est venu se joindre à nous. Tous ensembles, nous avons ripaillé autour d’un copieux plat de spaghettis bolognaise cuisiné maison et d’une excellente bouteille de vin argentin. Au matin, Yannick vient prendre le café avec nous. Il monte, nous descendons, c’est la dure loi du voyageur, quitter les amitiés naissantes.

Le petit panneau kilométrique noir et blanc, maintenant familier planté sur le bas-côté indique 1966. En plus d’être un sacré millésime, puisque c’est l’année de naissance de mon amoureux, c’est aussi ce qui nous reste à parcourir sur la Ruta 40…Et le plus dur reste à venir.

Avant de quitter provisoirement l’Argentine, nous nous lançons sur la piste de Butch Cassidy, sa femme et de Sundance Kid, célèbres hors-la-loi, pilleurs de banques et de trains qui sévissaient aux Etats-Unis. Ils ont tenté de se faire oublier en Argentine en 1903 et vécurent à Cholila, tout près d’Esquel, dans une petite cabane en rondins. Elle est restée dans son jus tout au bout d’un chemin de terre au milieu des prairies. Butch Cassidy trouvait que les paysages d 'Argentine lui rappelaient le Wyoming et l’Utah de son Amérique natale. Mais comme ça les démangeait de trop ils reprirent leurs exactions en Bolivie et ce bon vieux Butch s'y est fait descendre ! Un backpacker argentin rencontré dans un hostal sur une piste perdue, me disait d’un air amusé : «Cassidy, murio, Che Guevara…murio, Bolivia muy malo » !  « Ben dit donc, nous on a eu de la chance » !
Le bivouac à Esquel, me réconcilie avec le camping. Un bel emplacement ombragé sur une herbe épaisse, une borne électrique, une veilleuse, une table et un banc de bois pour passer une soirée tranquille à bouquiner. Que du bonheur. Au matin, sous un ciel bleu limpide, nous regardons passer la Trochita. Une vieille loco à vapeur tractant cinq wagonnets en bois, qui crache sa fumée noire dans les plaines verdoyantes cernées par les montagnes de la Cordillères. Avec un peu d’imagination, on pourrait presque apercevoir Butch Cassidy cravachant sa monture, se lancer à sa poursuite.